Introduction.
Ce court texte pose le problème du monstrueux dans le
déploiement plastique du discours politique. La question de l'abject ( dans son
articulation logique à la distorsion, la décohérence ) comme effet radical du logos politique sera doublement traitée
par le biais de l'analyse de l'univers pictural du peintre anglais Turner (
1775-1851 ), et
par le biais de la confrontation de cette plastique déjà romantique à la pensée
de Hobbes ( 1588-1679 ), grand théoricien du monstrueux. Ce bref article se déploie en deux
mouvements : d'abord ( dans les deux premières parties ) nous analyserons la
volonté plastique de Turner de représenter une ab-straction politique, nous nous focaliserons sur sa théorie de la
vision ; ensuite, dans la dernière partie, nous tâcherons de lier l’œuvre du
peintre anglais, et son projet, à la pensée de Hobbes. Chaque œuvre picturale se dresse devant nous avec
une théorie de la vision sous-jacente qui en conditionne le déploiement. La
peinture, parce qu’elle propose une re-création radicale du monde, est ainsi
connexe à une série de règles de construction opératoires, qui sont comme les
conditions transcendantales de possibilité de l’avènement d’une œuvre, de sa
mise au jour. Merleau-Ponty note ceci dans L’œil et l’esprit : On
pourrait chercher dans les tableaux eux-mêmes une philosophie figurée de la
vision et comme son iconographie.[1]
C’est précisément ce que l’on va tenter
de faire au cours de cette recherche, souligner que la véritable
compréhension d’un peintre doit passer par l’étude rigoureuse de la théorie du visible qui a guidé
l’artiste ; comme un catéchisme, comme une langue maternelle, comme un substrat
essentiel, et finalement comme le sol même de son édification, sa condition première
d’équilibre. Le peintre restitue toujours ( intentionnellement ) ce qu’il voit
du monde, que cela soit avec ses yeux de chair ou avec ceux de l’âme. C’est de
ce principe qu’il faut partir, le peintre ne fait que retranscrire sur une
surface entoilée, qui devient objet de technique, sa vision du monde - propre et personnelle - , singulière, directe (
physique ) ou médiatisée ( onirique ), mais toujours issue de sa subjectivité
créatrice, de son point de vue politique, qui est son point d’ancrage dans l’univers.
Afin de comprendre cette souveraineté de la théorie du visible sur la peinture
elle-même, nous avons choisi de nous pencher sur quelques œuvres de J.M.
Turner. Ce peintre romantique anglais nous permettra de noter distinctement de
quelle manière une théorie picturale préalable peut articuler l’ensemble d’une
création, l’orienter, la structurer et tout d'abord la justifier. Dans
l’analyse que nous proposons de faire de la théorie du visible de Turner nous
suivrons deux axes, distincts mais communicants ; en premier lieu nous
traiterons de la notion d’abjection
au sein de l’œuvre de l’artiste, comme schème explicatif de la genèse d’un
détachement, d’un mouvement répulsif de recul vis-à-vis du monde. Dans cette
première partie nous fixerons notre attention sur plusieurs toiles épiques de Turner et particulièrement
sur Le Négrier ( 1840 ). En second lieu, nous traiterons du concept d’inachèvement, comme notion fondatrice
de la théorie du visible de Turner. Un inachèvement réinterprété, non plus
comme le mouvement inachevé
traditionnel, mais comme le mouvement inachevable
fini, signe d’une pathologie radicale de la vision, d’une sorte de myopie
allégorique face au déploiement du monde. C’est notamment avec des outils
conceptuels empruntés à la science médicale, et surtout à l’ophtalmologie, que
nous tâcherons de saisir de quelle manière Turner a représenté sa symbolique exclusion de l’univers ; cette
distanciation qui pointait déjà dans la thématique de l’abjection, et qui
maintenant s’exacerbe dans une destruction optique de l’inessentiel, une
distorsion de l’univers, écrasé, comprimé, brûlé par la vision elle-même ; le
monde, devenu incompréhensible par
Turner vieillissant, devient impossible à représenter parce qu’intenable,
politiquement invivable - comme pour le malvoyant il s’ab-strait. Pour
illustrer notre propos, nous nous appuierons sur la fameuse série d’huiles sur
toiles non-figuratives composées
entre 1835 et 1840, ainsi que sur le diptyque d’œuvres carrées, inspirées par
la théorie des couleurs de Goethe : Ombre et obscurité puis Lumière
et couleur. D’une manière générale, nous tenterons de montrer de quelle manière Turner, en établissant sa théorie du visible, a cherché à se donner de remarquables instruments opératoires, aptes à retranscrire la profonde distance politique qui le séparait du monde ; ainsi, précisément, que ce qui constitue l’essence même de cette sphère réelle, par-delà l’inessentiel, par-delà les qualités secondes, dans l’authenticité absolue du phénomène[2] tel qu’il se dévoile. Sommaire :
- 1 / L'abjection.
- 2 / Pathologie et inachèvement.
- 3 / Turner au miroir de la pensée hobbesienne.
François-Xavier Ajavon, études doctorales de philosophie à l'UPVM - Paris XII. Contact mail fxajavon@bigfoot.com Site Web http://ninthwave.free.fr//homepage/ ( articles, travaux universitaires, CV, présentation des recherches ).
Je tiens à vivement remercier Lauric Henneton pour la justesse amicale de ses conseils et pour l'espace qu'il m'a accordé sur son site. Cet article est un texte universitaire relativement ancien, totalement refondu et présenté avec des illustrations à l'occasion de cette publication électronique. Cet article est soumis aux règles du © copyright, les plagieurs potentiels s'exposent automatiquement à des poursuites. Si vous désirez faire un usage partiel de ce texte je vous invite à me contacter préalablement via mail.
Pour poursuivre l'exploration de l'univers de Turner, visitez le site de la Tate Gallery. [1] Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit. NRF. Folio. P.32. [2] Un phénomène saisi comme strict objet de la science ( ici de la physique ou de l’ophtalmologie ) et non comme prétexte littéraire de la phénoménologie – qui semble ici impuissante à rendre compte indépendamment de ce qu’implique la théorie du visible de Turner. |