Turner et Hobbes.

 

Après avoir reconnu les deux principaux éléments constitutifs de la plastique ( si peu instinctive ) de Turner, à savoir : l'abject et la distorsion optique du réel ; nous sommes désormais en mesure de donner une interprétation spéculative plus profonde au phénomène esthétique en question, et notamment grâce à la pensée d'un philosophe qui n'est pas un contemporain du peintre, mais un compatriote ( ce qui est déjà considérable ! ) : Hobbes. Nous allons tenter, au cours de cette dernière section,  de justifier le choix de ce rapprochement, et autant que possible, de l'étayer de documents visuels ou textuels.

Tout d'abord, notons qu'il est toujours dangereux de lier une pensée philosophique abstraite à une réalisation artistique concrète, tangible, en somme : picturale. Il y a là comme une profonde contradiction, on ne peut pas véritablement, sans artifice, sans grandiloquence, rendre compte philosophiquement d'un phénomène purement plastique. Il demeure, ici, comme une résistance interne du matériau, une anomalie. Par exemple, il est absurde de traiter l’œuvre de Turner comme la justification de la théorie heideggerienne de l'esthétique ;  on ne peut pas, pertinemment, faire du flou tardif de Turner la révélation de la vérité du monde, ni d'aucune autre " évidence " phénoménologique. En ce sens, les quelques pages que Mme. Escoubas consacre au peintre dans son important Imago Mundi ( Éditions Galilée - 1986 - p.168 ) sont malheureusement fort critiquables ; car le travail du peintre se trouve réduit radicalement à un simple effet secondaire logique du déploiement d'un système, en l’occurrence la phénoménologie. ( Le flou de Turner n'incarne alors, évidemment, que l'inachevé tragique heideggerien et non l'inachevable normal ). Inversement la volonté philosophique de com-prendre - et donc d'emprisonner - la pensée de Hobbes par la notion esthétique du baroque, thème très à la mode,  est fort ambiguë car réductrice, simplificatrice et finalement démagogique.

Le rapprochement que nous proposons, pour notre part  avec Hobbes, s'expose aux mêmes types de dangers, et nous en avons conscience. Cependant, ce lien que nous proposons, Turner au miroir de la pensée hobbesienne, est amplement justifié par de  nombreux arguments, dont nous allons maintenant  faire rigoureusement l'inventaire.

 

1.La représentation du Léviathan chez Turner.

1.1. Le Léviathan, animal éminemment philosophique, représentant dans la perspective de Hobbes le regroupement absolu et artificiel des hommes au sein d'une société civile, forme d'abord une remarquable image. Chez Hobbes, le Léviathan est véritablement ce que nous avons décidé d’appeler un effet plastique du discours politique, c'est-à-dire qu'il s'agit avant tout d'une astuce rhétorique ; et comme chaque icône, chaque représentation, elle est issue du texte biblique. C'est dans l'Ancien Testament ( Job - XL ) que le Léviathan trouve son origine : ... Il absorbera le fleuve, et il croira que c'est peu encore ; il se promet même que le Jourdain viendra s'écouler dans sa gueule . On le prendra par les yeux comme un poisson se prend à l'amorce , et on lui percera les narines avec des pieux. Pourrez-vous enlever Léviathan avec l'hameçon, et lui lier la langue avec une corde ? Lui mettrez-vous un cercle au nez, et lui percerez-vous la mâchoire avec un anneau ? (...) Mettez la main sur lui ; souvenez-vous de la guerre, et ne parlez plus. (...) Son corps est semblable à des boucliers d'airain fondu, et couvert d'écailles qui se serrent et qui se pressent. L'une est jointe à l'autre, sans que le moindre souffle passe entre deux. (...) Lorsqu'il éternue, il jette des éclats de feu, et ses yeux étincellent comme la lumière du jour. Cet animal monstrueux, prédateur maritime redoutable capable de répandre le feu, de propager l'incendie sur la surface de l'océan ; cette entité étrangement unique ( le Léviathan n'a pas de famille, donc pas d'histoire ni d'avenir - Béhémoth est à un autre niveau ) est tout entière baignée dans l’exagération ; et ceci à la fois dans le cadre biblique,  toute la rhétorique testamentaire repose d'ailleurs sur la surestimation intentionnelle du réel, l'exploitation de données abusives, de chiffres mirobolants, etc... et à la fois, également, dans le cadre plus restreint de l'ouvrage de Th. Hobbes. Car le Léviathan hobbesien se caractérise aussi par une sorte d'emphase inhérente à l'artificialité de sa nature ; animal artificiel donc monstrueux, abject, il est clairement dans l'exagération. Le Léviathan, alternative politique forte au désordre libéral absolu de l'état de nature ( celui de la struggle for life ),  possède un pouvoir considérable ; une fois institué ce Léviathan ( Civitas, etc... ) n'a que des droits, il régente tous les aspects de la vie du peuple et de la nation, en somme son pouvoir est rigoureusement souverain. Il est intéressant de noter que pour donner corps à cette théorie philosophique de l'état fort, Hobbes a cru pertinent de s'inspirer du monstrueux animal biblique ; car de son statut primitif relativement négatif ( dans Job ) Hobbes en fait une entité peut-être monstrueuse mais nécessaire. Ainsi, le monstrueux, l'ab-ject gagne par cet effet une certaine positivité rationnelle ; car, en somme, voici l'argument de Hobbes : même si le Léviathan a des défauts, il est préférable à une béance anarchique, il est préférable dans sa monstruosité et sa laideur plastique à l'absence de toute instance régulatrice. Le Léviathan prend ainsi le caractère d'un imposant gestionnaire, lourd et grossier, mais dont l'activité est indispensable à la bonne marche d'une société.

Retenons de tout cela, que Hobbes est  un des premiers philosophe moderne a avoir su exploiter l'image dans le déploiement même de sa philosophie ; il a fait pour la modernité ce que le Platon des allégories avait fait pour l'antiquité. L'image chez Hobbes n'est pas simplement illustratrice, c'est souvent d'elle que la pensée est générée. Mais cette génération par la représentation est d'abord une génération par l’exagération et la grandiloquence. Repensons par exemple au frontispice de l'édition originale anglaise du Léviathan  ( qui relève d'un choix esthétique de Hobbes ) ; où, balisé par une rhétorique symbolique omniprésente, le dessin résume à lui seul toute la thèse politique. Gestion habile donc, et presque mnémotechnique de l'image. Hobbes prend ainsi en charge l'emphase intrinsèque de son système par le truchement de sa représentation ; il équilibre en quelque sorte le verbe avec la ligne. ( nous entendons l'image, à la fois comme une réalité picturale et comme la création mentale de l'analogie.). Mais cette représentation de la société moderne comme monstre marin, perpétuel mais imprévisible, violent mais nécessaire, sera aussi traitée par le peintre Turner ; et dans la même perspective politique, la recherche désespérée d'un équilibre dialectique entre le libéralisme absolu, incontrôlé, de l'état de nature et l'ordre définitif d'une société instituée et dominée par un pouvoir souverain, générateur d'une violence nouvelle. Nous soulignerons deux toiles essentielles, dans la compréhension de Turner et du Léviathan de Hobbes.

1.2. Le Négrier. ( 1840 ) Cette œuvre a déjà été traité précédemment, nous nous permettons, ici, d'y renvoyer. Cependant, regardons à nouveau la toile, et plus précisément dans son coin inférieur droit ; que signifie ce monstre marin , ce Léviathan ? Prédateur ou sauveteur ? Il y a là comme une profonde ambiguïté. La signification de cette ombre indéterminée nous échappe ; il peut à la fois s'agir du signe divin et surnaturel d'une Rédemption, d'un retour à la terre, d'un accompagnement positif, ce peut être un Léviathan positif sur lequel les esclaves jetés par-dessus bord vont se raccrocher comme à une bouée. Mais il peut s'agir, d'autre part, d'un terrible chasseur, attiré dans le cadre du tableau ( donc de la représentation ) par le sang humain répandu, et par les flammes sataniques semblant embraser le ciel. Il peut s'agir, ainsi, d'un Léviathan négatif, se nourrissant de la société, non pas pour la protéger mieux, mais pour en neutraliser la volonté. Léviathan chasseur, absorbant les éléments nécessaires à sa propre composition - donc avalant les hommes, les tuant symboliquement, les rendant impuissants, pour en assurer la protection, la direction, et/ou la destruction définitive. ( Sur l'idée d'un Léviathan anthropophage cf. l'illustration du frontispice de l'édition originale du livre de Hobbes. ) 

Sunrise with Sea Monsters. 1945

1.3. Sunrise with Sea Monsters. ( 1845 ) Avec cinq années d'écart, d'une toile à l'autre, le monstre marin semble avoir pris de l'importance. Déjà il est bien plus imposant, d'un point de vue physique, que sur le Négrier et ensuite il est au premier plan ; ce n'est plus une humanité indéterminée et abstraite qu'il vise, les esclaves noirs, mais une humanité concrète au plus haut point, et même intime, puisque le Léviathan  semble nous fixer du regard et nous toiser en vue d'une action dynamique ( une attaque ? ), il semble nous viser, nous le spectateur, par-delà la représentation, encore par une sorte d'effet d’exagération, une sorte d'emphase grave qui fait que nous nous interdisons de détourner le regard du Léviathan. Alors : Négativité ou positivité du symbole monstrueux ? En tout cas, il est  notable que la thématique de Turner puise encore dans les images métaphysiques de Hobbes, car il paraît évident que  les monstres du peintre romantique anglais sont plus proches des théories politiques du philosophe que du texte biblique. ( dans un certain sens, en prenant en charge le Léviathan de Hobbes et non celui du livre de Job, Turner sursature son traitement esthétique puisqu'il met en image ce qui est déjà une image - l'allégorie politique ). Mais ce rapprochement Turner/Hobbes passe également par un intérêt commun pour les problèmes d'optique et leur puissance picturale potentielle.

 

2. La théorie optique de Hobbes et les couleurs de Turner.

2.1. Dans la philosophie naturelle, l'optique n'est pas un chapitre parmi d'autres, c'est au contraire la première science à laquelle Hobbes va s'intéresser et consacrer de nombreux écrits de 1630 à 1649, c'est la discipline qui se trouve à la racine première de sa philosophie. Cette réflexion spécifique s'inscrivait déjà, au 17ème siècle, dans la perspective d'une tradition, balisée à la fois par la Dioptrique de Descartes et par les textes scientifiques de Spinoza ( not. sa correspondance ), ce fameux tailleur de lentilles. Hobbes s'attache donc, d'une part, à comprendre les mécanismes précis et matériels de la propagation de la lumière - par l'introduction d'une sorte de conatus -, et d'autre part à rattacher ces donnés scientifiques au cadre plus général d'une épistémologie. Ce que souligne clairement le philosophe anglais dans l'ensemble de son corpus scientifique, c'est l'importance radicale de l'image dans la compréhension du processus de la connaissance, de prise en charge du monde. L'image dans la conception de Hobbes est d'abord une fantasia, c'est-à-dire un fantasme ; l'image est le résultat de la dynamique cinétique et mécaniste de l'ensemble du système, l'image se fait en dehors de nous. De la sorte, également, l'image comme fantasme est liée à l'imaginaire. [ Cf. Léviathan §4-8 ] Cette image ( qui est trompeuse par nature ) est dépassée par le langage au sein de la pensée hobbesienne, cependant malgré cette nécessaire transcendance, elle garde une valeur particulière, presque esthétique. Même si le logos demeure prédominant, la production fondamentale de l'optique, l'image,  déliée de toute logique stricte et de toute législation, reste le lieu de la création. ( entendons : la combinatoire plastique de l'imagination ). Mais cette image fantasia qui pour garder son statut particulier ne doit pas directement représenter le réel mais une distorsion, une décohérence fait surtout songer à l'image flou de Turner, profondément onirique. Cette image ( possible seulement en Angleterre ? ) indique, comme nous l'avons montré précédemment, une distanciation et un mouvement de recule motivé. Il s'agit de la recomposition du monde par sa décomposition : selon cette dialectique l'univers de la quotidienneté, qui a pour lieu privilégié le logos, est étranger à toute logique plastique, l'image, au contraire, en décomposant le monde tangible de la matérialité en arrive à une certaine positivité esthétique, ce que Hobbes nomme le fantasme et que nous qualifions, au sein de l’œuvre de Turner du flou ou de l'inachevable. L'image est flou et inachevable, car elle est liée non pas seulement à une faiblesse intrinsèque de l'optique, mais à la nature même du système générant l'image, à la place de cette dernière dans une sorte de hiérarchie menant de la réalité à la vérité ; l'image ne peut jamais être objective, elle ne peut jamais absolument se confondre avec l'objet, il s'agit de deux choses bien différentes, à des niveaux distincts ; en somme l'image n'est pas objective car elle n'a pas à l'être, cela ne rentre pas dans le champ de son activité, et même pire : cela l'altère. De la sorte, l'image, production originale saisie par l'optique, se caractérise par l'imperfection positive de son rapport au réel.

2.2. Ainsi, l'image, chez Hobbes comme chez Turner est fascinante mais trompeuse. La fascination lyrique de cette emphase plastique, s'accompagne de manière quasiment indispensable d'une conscience de cette falsification. De la sorte l'image est encore renforcée dans son rôle artificiel, c'est à dire humain par rapport à la nature. L'image est la reconnaissance, la prise de conscience, d'une destruction du réel par l'appareil humain. Cette décohérence indique donc une part du déphasage essentiel qui caractérise notre être-au-monde. Et, précisément cette expression plastique d'une distance politique ( la distance séparant l'homme de la société ) passant par le flou de Turner ou la monstruosité, est indiquée dans l'optique de Hobbes par tout un ensemble de notions techniques explorant la nature de la lumière, dont premièrement son caractère mécanique.

2.3.Hobbes conçoit la lumière comme une réalité physique : des corpuscules émis par un corps lumineux qui se propagent à l'infini en ligne droite. De plus, cette cinétique s'accompagne de la parfaite assimilation du principe d'inertie. La lumière, donc également l'image fantasia est une passion produite par l'action d'un objet lumineux. C'est une passion produite par l'agent du phénomène dans le patient. De plus, cette théorie de la lumière matérielle, mécanique, à l'origine d'une passion humaine ( donc d'une distorsion du réel par l'élément humain ) est attachée à une théorie des milieux qui vient préciser la loi de l'inertie : la lumière est le résultat d'un mouvement imperceptible de pression ou de poussée de la source lumineuse sur le milieu qui lui est contigu, cette pression se propageant ensuite de proche en proche dans toutes les directions à travers tous les milieux environnants qui présentent d'autant plus de résistance qu'ils sont plus denses. Enfin, l'apparition de la lumière à la conscience résulte d'une complexe réaction à l'impulsion venant de la source lumineuse par le nerf optique ; le mouvement issu du corps lumineux et dirigé vers l'intérieur donne lieu à un mouvement centrifuge qui produit l'impression d'extériorité qui accompagne toute vision. Mais cette résistance essentielle de la lumière passant artificiellement d'un dehors absolu à un dedans relatif, si compréhensible par les couleurs toujours naissantes de Turner, s'accompagne aussi de la distorsion radicale de la réfraction.

2.4. La réfraction, chez Hobbes, est liée à une conception bien particulière de l'architecture interne du rayon lumineux. Pour Hobbes, le rayon lumineux compte trois dimensions et constitue un espace solide. Pour expliquer la réfraction d'un rayon qui traverse deux milieux physiques de densité différentes ( songeons aux matériaux contrastants des toiles de Turner ) , il faut donc considérer les vitesses respectives de chaque partie du rayon lumineux. Ainsi, le trajet de la lumière dans l'incohérent, le non-homogène est un mouvement de constant repli de matière dans la matière. D'ailleurs, plus que rayon lumineux, l'effet de la réfraction solaire devient radiation [ Cf. Tractatus Opticus ], c'est-à-dire action tangible de la lumière sur la matière. Pour une compréhension plus totale du phénomène nous renvoyons, bien-entendu, aux toiles inachevables de Turner, dans lesquelles la représentation de la réalité est distordue, brûlée par son moyen, le soleil ; chez Turner, c'est la condition transcendantale de possibilité de la vision, et de la constitution de l'image, qui en condamne le déploiement.

3. Remarques politiques conclusives.

3.1. Ce qui est sous-jacent au traitement que Turner fait du monstrueux ( et de la distorsion picturale du réel ) est une volonté politique de distanciation, de recul, ce point nous l'avons largement établi. C'est, d'une certaine manière, parce qu'il refuse de se lier au monde par le médium de la vision ( le monde communément vu, le ciel, le soleil, etc... fonde une première communauté ) que Turner défend cet éclatement. Le monde intenable politiquement, se voit retraité par l'esthétique, et finalement transfiguré. Rien ne demeure de la monstruosité, de la violence des lignes claires et des contours rigoureux, rien ne reste de l'infernale modernité et de son déploiement hystérique ; tout cela est remplacé par une sorte de nappe additionnelle, salvatrice.

3.2. En ce sens, l'image devient prise de position politique. Elle n'indique pas qu'une volonté pathologique ( dans la perspective psychiatrique que nous avons noté précédemment ) de destruction jubilatoire, mais elle est un fléchage politique profond, passant essentiellement par le médium de la plasticité. Le re-traitement plastique du politique, par Turner, dépasse même le champ simplement critique ou polémique, il ne s'agit pas d'être contre un ordre établi, mais de  passer ce dernier au filtre intime d'une conscience, c'est-à-dire d'une solitude.

3.3. Ce qui est constant dans l’œuvre picturale de Turner, et qui traverse chacune de ses productions, par-delà la monstruosité et l'ab-jection / ab-straction, est la notion presque plotinienne, mystique, de solitude. La solitude est pour Turner la nécessité incontournable de sa condition d'artiste ; mais cette solitude ne l'éloigne absolument pas du projet initial de Hobbes - à savoir transcender un état de lutte libéral pour se diriger vers une organisation - , car pour ce dernier si la société civile est indispensable, elle est monstrueuse par nature. Ainsi le Léviathan, alternative à l'anarchie de la liberté totale, renvoie finalement l'homme à sa solitude, car si l'organisation structurelle protège l'individu, aussi, elle le broie, l'absorbe. C'est ainsi que peut se comprendre l'esthétique de Turner, comme une réflexion tragique sur la volonté grégaire des humains. Les êtres humains sont d'ailleurs relativement rares chez Turner, on les voit souvent démembrés, dans la souffrance, la maladie et la mort, il y a peu d'enfants chez Turner, et peu de femmes ( ces symboles naïfs et conventionnels du bonheur ). La solitude absolue de l'homme civilisé est représentée comme un puissant déphasage ; le réel n'a plus de véritable teneur matérielle, tout fond, le monde sans unité est en décadence perpétuelle. C'est bien par cet effet plastique ( ce voile artificiel discordant correspondant à  l'institution artificielle de la société ) que Turner parvient à véritablement prendre position d'un point de vue politique, c'est par ce biais qu'il parvient à indiquer la décohérence fondamentale qu'il décèle dans le projet humain ; en somme la constatation paradoxale et circulaire de sa plastique, la voici : incapable de vivre dans la solitude mais également incapable de vivre au sein de la société l'homme retourne inévitablement à sa solitude originelle.

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Pour conclure.

Self-portrait. 1799.

Les quelques notations que nous avons réalisées précédemment concernant l’œuvre de J.M. Turner avaient pour seul but de souligner l’importance d’une théorie du visible voire d'une théorie politique sous-jacente, fondatrice et transcendantale dans l’ordre de la pratique picturale. Nous avons tenté de suivre cette thèse de Merleau-Ponty            ( évoquée dans l’introduction ) selon laquelle chaque tableau porte en lui la procédure précise de son déploiement, la propre logique affective qui a présidé à sa composition. Restons dans le visible au sens étroit et prosaïque : le peintre, quel qu’il soit, pendant qu’il peint, pratique une théorie magique de la vision.[19] Nous pouvons retenir une chose essentielle  de cette brève exploration de l’univers complexe et tourmenté de Turner : la représentation romantique de l’abjection tend naturellement à l’abstraction lorsqu’elle est poussée à son paroxysme politique ; cette esthétique de la crise, celle du Négrier, celle de l’insoutenable horreur, de la violence, semble préparer le terrain à celle du trouble ophtalmologique, dans le sens où l’homme lassé de l’ab-ject s’ab-strait du monde, et instaure - comme blindage - une normalité symbolique du flou, indiquant l’inachevable de la vision, son aporie . Et notre dernière question à cet univers pourrait se formuler en ces termes : d’où vient la distorsion pathologique ? Du monde, ou du regard de Turner sur lui ? 


[19] Merleau-Ponty. L’œil et l’esprit. NRF/Folio p.27