Allocution prononcée lors de la remise du Prix de la SENA

1 Mars 2001

 

 

Remerciements

 

Tout d'abord je tiens à remercier le jury de la SENA pour m'avoir attribué ce prix, ainsi que Naomi Wulf, grâce à qui ce mémoire est ce qu'il est, et qui m'a beaucoup appris.

 

 

Introduction

 

A première vue, il peut sembler que tout ait été dit sur la Nouvelle Angleterre puritaine, et qu’un travail de plus ne soit pas vraiment nécessaire. Pourtant il convient de rappeler que peu de choses ont été écrites depuis une vingtaine d’années, notamment en ce qui concerne les questions que j’aborde dans mon mémoire. Par ailleurs, en France il semble que le sujet ait été abordé principalement par Jean-Pierre Martin, maintenant à la retraite, et Bernard Cottret, et il semble qu’il n’existe pas d’étude spécifique des questions sur lesquelles j’ai travaillé. En tout cas je n’en ai pas trouvé de trace. Il y a quelques ouvrages dont je n’ai eu connaissance que trop tard pour les prendre en considération, dont par exemple The Character of the Good Ruler de Breen.

 

 

Cadre géographique

 

Je voudrais commencer par définir le cadre géographique de mon étude. Ce que j’entends par Nouvelle Angleterre, c’est avant tout le Massachusetts car c’est la colonie la plus importante tant par sa superficie que d’un point de vue politique. Je me suis également intéressé à la colonie voisine de Plymouth, qui constitue un point de comparaison intéressant. De la même manière, le fait que le Connecticut et la colonie de New Haven aient été fondées en réaction contre le Massachusetts est significatif et révélateur, et en font des points de contraste et de comparaison également notables. Enfin, on peut considérer le Rhode Island comme le contre-exemple presque parfait du Massachusetts.

 

 

Cadre temporel

 

En ce qui concerne le cadre temporel, j’ai choisi de commencer en 1620, une date qui me paraît assez évidente, car en plus d’être l’année de l’arrivée des Pères Pèlerins à Plymouth, c’est également celle de la rédaction de la Charte de Nouvelle Angleterre. Pour l’autre borne de mon étude, j’avais le choix entre 1691, année où la colonie de Massachusetts Bay est devenue province royale, et les années 1660 qui marquent la fin de la période puritaine avec le Halfway Covenant en 1662 et l’abolition de la restriction religieuse de la franchise électorale en 1664. J’ai par conséquent choisi la seconde option.

 

Mon champ de recherche central était donc la fondation et la mise en place en Nouvelle Angleterre de systèmes politiques mais aussi légaux et judiciaires à très petite échelle.

 

 

Problématique : désaccords historiographiques

 

A travers un examen des chartes (qui témoignent de la volonté royale anglaise donc officielle), des covenants (qui eux témoignent de l’influence religieuse non-conformiste), à travers l’examen de l’évolution de la citoyenneté (de la franchise), du droit pénal et de son application pratique, mais aussi à travers la lecture de textes des principaux acteurs de la période (journaux, lettres, discours …) mon but était de réévaluer, de réinterpréter certains concepts utilisés dans la description du système politique en Nouvelle Angleterre comme la théocratie, la démocratie (entendons par-là une tendance vers une participation élargie), et l’aristocratie (une volonté de concentrer le pouvoir dans les mains d’un groupe restreint composé des éléments les plus vertueux : les visible saints).

 

Pourquoi cette réinterprétation ? Parce que, de manière assez schématique, certains historiens comme Haskins déduisent du seul fait que les membres du clergé ne pouvaient pas occuper de fonction officielle qu’il n’y avait pas de théocratie en Nouvelle Angleterre. Cet argument ne me semble pas suffisant car si on prend l’exemple de l’Angleterre, celle-ci n’est jamais décrite comme une théocratie malgré le poids politique des évêques et archevêques.

         A l’inverse, pour d’autres historiens (Morgan, Miller, Morison), le simple fait que le suffrage était restreint aux membres de l’église suffit à faire de ces colonies des théocraties, alors qu’on pourrait également s’interroger sur le rôle des covenants et sur l’origine biblique de tout un pan du droit pénal, mais aussi sur les nombreux aspects qui compliquent le problème et sur lesquels je vais revenir.

 

         Pour certains historiens encore, et je fais ici références notamment aux historiens du consensus des années 1950 et 60, mais également à toute la tradition filiopiétiste, dès l’instant qu’il existait un minimum de participation populaire et de représentation, même faible, on pouvait trouver en Nouvelle Angleterre les germes de la démocratie américaine. On peut citer Brown qui en particulier dans Democracy in Early Massachusetts en déduit toute une interprétation de l'histoire américaine comme l'histoire de la démocratie depuis le début.

 

         A l’inverse encore, les historiens progressistes et les anti-filiopiétistes dans l’ensemble se contentent du fait que le pouvoir était concentré dans les mains d’un groupe de taille restreinte pour conclure à une oligarchie, sans se soucier des mécanismes qui ont mis ces hommes au pouvoir ni de leurs motivations. La rigueur de la lettre de la loi et de l’intolérance religieuse a même amené certains (Perry Miller par exemple) à parler de dictature, ni plus ni moins, ce qui me semble exagéré, comme je l’ai montré.

 

         En ce qui me concerne, il me semblait que pour décrire aussi objectivement, scientifiquement, que possible le système politique, il fallait travailler sur des définitions précises et rigoureuses et examiner dans le détail l’exercice du pouvoir et du droit de vote.

 

Les chartes

 

J’ai choisi de faire précéder l’examen de ces questions de théocratie, démocratie et aristocratie par une étude des chartes, dans la mesure où elles fixent le cadre préétabli par les compagnies commerciales dans lequel les colons devaient évoluer. Ces chartes nous rappellent les origines mercantiles des colonies. Ce sont les compagnies, d’origine royale, qui étaient censées exercer le pouvoir dans et sur les colonies.

         Plus concrètement, ces chartes fixaient les limites territoriales des colonies, donnaient les motivations de la colonisation (recherche du profit, mais aussi évangélisation des indiens et agrandissement du royaume), et elles préconisaient la forme du gouvernement qui devait se trouver sur place (l’administration de la colonie). Entre autres clauses intéressantes on en trouve une fondamentale qui limite le droit de vote aux seuls actionnaires de la compagnie (il faut bien faire la distinction entre compagnie et colonie ; on ne parle d’ailleurs pas vraiment de gouvernement, il s’agit plutôt d’un conseil d’administration). Une autre clause voulait prévenir toute tentative d’innovation législative dans les colonies – il fallait rester dans l’esprit du droit anglais. Le rôle du gouverneur et des assistants y est défini, de même que le lieu où doivent se tenir les réunions, sauf dans la Charte de Massachusetts Bay (1629). Cet oubli est crucial car les actionnaires de la compagnie étaient par conséquent libres de se réunir où ils le souhaitaient, ce qui leur a permis d’émigrer dans la colonie de Massachusetts Bay en emportant avec eux la charte pour que celle-ci ne soit ni modifiée ni confisquée, et donc de transférer le gouvernement sur place, avec tout ce que cela pouvait impliquer d’autonomie par rapport à la couronne dans le développement. A partir de ce moment là, colonie et compagnie ne font pratiquement plus qu’un.

 

 

Les covenants

 

Hormis l’influence des chartes, l’autre influence majeure était celle des covenants, qui eux définissent le cadre théologique et même idéologique dans lequel les colons se plaçaient. Ce sont à la fois des professions de foi, mais aussi des contrats sociaux à l’origine et à la fondation autant des sociétés civiles que des congrégations religieuses. Ces covenants contiennent différentes versions d’une même doctrine, celle de la Special Commission qui se voulait être à l’origine de la fondation de la Nouvelle Jérusalem.

         Ma démarche diffère de celle de la plupart des historiens qui se sont penchés sur la question puisque au lieu d’étudier les textes des grands théologiens puritains du début du XVIIè, j’ai préféré aller directement à la source et étudier le Covenant dans l’Ancien Testament. J’ai aussi étudié en détail les différents covenants des villes de Nouvelle Angleterre, dans lesquels on trouve bien qu’il est du devoir des dirigeants de veiller à ce que les lois divines soient appliquées à la lettre pour fonder la Nouvelle Jérusalem, ce qui en soi peut paraître éminemment théocratique.

         J’ai également étudié assez longuement le Mayflower Compact, généralement perçu comme l’archétype du contrat social en histoire américaine, comme le fondement de la démocratie américaine alors que quand on se penche non sur la phraséologie du document isolément mais prise dans le contexte de sa rédaction, on se rend compte qu’il s’agit plus d’un compromis pragmatique visant à la survie de l’entreprise à un moment de grande fragilité.

 

 

Citoyenneté et participation: démocratie et aristocratie

 

         Ces deux études préliminaires me semblaient nécessaires avant de commencer à discuter du lien entre citoyenneté et appartenance à une église. Je me suis donc penché sur l’évolution des critères définissant la citoyenneté ou ayant trait à la participation populaire à la lumière de quelques questions très simples : qui pouvait voter ? Qui était exclu ? Qui pouvait être élu ? Qui gouvernait et dans l’intérêt de qui ? A qui réfère « the people » ? Quelle proportion de la population était concernée par les mesures successives ?

Ces questions permettent de mesurer la participation de manière objective, non polémique et d’y voir plus clair sur les questions de démocratie, d’aristocratie et d’oligarchie.

 

Après le transfert de la charte en juin 1630, le suffrage était concentré dans les mains des actionnaires de la compagnie, mais dès octobre 1630, la citoyenneté a été ouverte à une centaine d’hommes sur leur demande et alors qu’ils n’étaient pas actionnaires de la compagnie. Pour éviter un trop grand élargissement du corps électoral avec les vagues d’immigrations qui étaient censées suivre, la même session de la General Court ou Assemblée Générale d’octobre 1630 fut marquée par la restriction de la citoyenneté aux membres de l’Eglise, et donc aux visible saints, ceux qui avaient fait preuve publiquement qu’ils avaient été touchés par la grâce divine. Les électeurs étaient donc maintenant les élus de Dieu, c’est ce que j’appelle un système aristo-cratique, fondé sur l’excellence et la vertu.

         Je me suis également penché sur le débat autour de l’introduction de la représentation au sein de la colonie de Massachusetts, à la question de la consultation populaire au moment de l’élaboration des codes de lois, aux différences qui existaient entre la participation aux élections au niveau de la colonie et au niveau des villages (ou celle-ci était parfois quasiment universelle, chez les hommes bien sûr) et enfin aux deux dates butoirs de mon étude : le Halfway Covenant de 1662 qui permettait aux enfants des familles non-membres, des non-communicants, d’être baptisés et d’être donc des demi-membres, et la mesure de 1664 qui remplaçait la restriction religieuse par une condition économique pour les non-membres, preuve de la sécularisation de la période et de la fin de l’ère puritaine.

 

 

La question de la théocratie au travers de questions judiciaires

 

Pour finir, en ce qui concerne mon étude sur la théocratie, je me suis livré à une analyse triangulaire du droit pénal, les trois sommets de mon triangle étant la Nouvelle Angleterre, l’Angleterre et l’Israël de l’Ancien Testament. Ces études comparatives permettent de détecter la nature des influences du système des colonies de Nouvelle Angleterre, et de mettre en évidence soit le transfert de culture d’Angleterre vers la Nouvelle Angleterre, soit une forme de théocratisation des pratiques anglaises.

 

         Plus spécifiquement, j’ai organisé cette dernière étude autour des différents types de crimes et délits (atteintes à la vie ou à la propriété, atteintes à la morale et péchés, essentiellement de nature sexuelle – adultère, viol, homosexualité  ainsi que d’autres items réservés à un public averti – les délits spécifiquement bibliques par leur origine – blasphème, idolâtrie, sorcellerie…

 

Je me suis également livré à une comparaison de la théorie et de la pratique, c’est à dire le traitement réel au-delà de la lettre de la loi, cette fois pas par crimes mais par types de châtiment. J’ai commencé par la peine de mort (pour quels crimes elle était requise et pour quels crimes elle était appliquée), les châtiments corporels, les amendes, et les humiliations publiques – je pense que nous avons tous ici entendu parler d’une certaine lettre écarlate !

 

         Pour finir, j’ai pris en considération certains aspects de la relation entre église et état, notamment dans la mesure où c’était la justice civile qui régulait la vie religieuse, particulièrement la fréquentation de l’église, mais qui veillait également à ce que le Sabbat soit respecté, à ce que chacun s’acquitte de l’impôt qui servait à faire vivre le ministre du culte, qui réglait les problèmes de dissension et d’orthodoxie (on pense ici à Roger Williams, à Anne Hutchinson, aux Quakers …)

 

 

Conclusions

 

De l’étude de toutes ces questions je suis arrivé aux conclusions suivantes : on ne peut pas émettre de jugement tranché sur la question de la théocratie. Techniquement, le clergé ne peut pas gouverner, mais on pense à l’origine biblique de certaines lois, à la Special Commission, au rôle consultatif important même si officieux du clergé, à la restriction de la citoyenneté aux visible saints, à quoi s’ajoute le fait que ce sont des pasteurs qui ont rédigé les grandes codifications légales (John Cotton et Nathaniel Ward), que les gouvernants avaient eux même des prétentions théologiques (on pense à John Winthrop), au fait que le congrégationalisme était la religion d’état unique.

Cependant, il ne faut pas occulter les faits suivants : Si le Body of Liberties de 1641 fut rédigé par le pasteur Nathaniel Ward, c’est parce que celui de John Cotton fut jugé trop théocratique et trop aristocratique à l’époque, aussi étonnant que cela puisse paraître, et que ce Body of Liberties est en réalité très séculaire et très empreint de Common Law – Ward était aussi juriste – et que si on en retient le plus souvent la liste des crime capitaux avec pour chacun la mention biblique justificatrice correspondante, il faut rappeler que cette liste ne constitue qu’un seul des 95 articles de ce texte ! Par ailleurs, s’il existait bien de nombreuses lois et principes d’origine biblique, ils étaient loin d’être appliqués systématiquement, d’où l’importance que j’accorde à séparer la théorie et la pratique dans le domaine judiciaire.

De plus, certaines pratiques d’apparences puritaines étaient en fait déjà répandues en Angleterre. On voit donc que l’influence était vraiment double, à la fois anglaise et biblique et qu’en conséquence le système ne peut être décrit que comme « théocratisant » (tendant vers la théocratie sans pour autant l’atteindre).

 

 

 

Ouverture

 

L’idée calviniste d’élection divine séparant les « visible saints » des damnés était la clé de la théologie puritaine. En effet, seuls ces « visibles saints » pouvaient prétendre à la citoyenneté. Mais plus largement, on constate que cette idée est indissociable de la conception et des pratiques de déférence qu’on retrouve assez aisément dans l’Angleterre de l’époque. On peut relever l’existence de tout un réseau de critères reliés entre eux qui isolent un groupe à la tête de la colonie, groupe dont la supériorité est fondée sur des critères d’excellence morale, de vertu, dont l’élection divine ne semble en fait être qu’une manifestation, et la réussite économique, par exemple, une autre. C’est à ces gens perçus comme supérieurs qu’on confie naturellement, instinctivement, le pouvoir de même que les meilleures terres, ce qui m’amène à décrire ce type de société non comme une oligarchie - régime fermé certes, mais qui ne s’appuie sur aucune justification métaphysique - mais plutôt comme ce que j’appelle une « aristocratie naturelle », aristocratie étant à comprendre dans son sens étymologique, et donc athénien : un régime fondé sur l’excellence et la vertu.